40

 

Puis je vis une bête qui sortait de la mer.

Elle avait dix cornes et sept têtes ;

elle portait une couronne sur chacune de ses cornes,

et un nom insultant pour Dieu était inscrit sur ses têtes.

 

Apocalypse (XIII, l)

 

La flotte était demeurée au large, mais un navire avait pénétré dans le port. Un vaisseau duquel avaient débarqué Woodian et Fraïa, ainsi qu’un colosse qui ressemblait trait pour trait au Titan. Astyan et Anéa s’étaient déjà rendus sur le port pour les accueillir. Leurs compagnons les embrassèrent avec affection et chaleur. Woodian, qui portait un bandeau sur l’œil gauche, présenta le nouveau venu.

— Voici Athor, un homme de valeur, à qui je dois cette blessure. Mais en perdant cet œil, j’ai gagné un ami, un frère, et un allié de poids.

En quelques mots, il raconta le combat singulier qui s’était déroulé à Asgarth, et l’alliance qui avait suivi.

 

Astyan et Anéa les avaient reçus au palais des Orchidées. Les deux Titans avaient scruté l’esprit du nouveau venu. Mais, comme Woodian et Fraïa, ils avaient compris qu’Athor s’était rangé de leur côté. C’était un homme étrange, dont l’esprit avait été déformé par les idées perverses des Serpents, mais dont la droiture et l’honnêteté foncière avaient réussi à prendre le dessus. Avec humour, il expliqua sa position.

— Au fond, je pense que je suis fou. Car si j’étais raisonnable, je regagnerais mon petit royaume du Nord, où la vie est rude, mais tranquille. Au lieu de ça, je viens vous offrir mon alliance, alors que vous allez combattre à un contre dix.

— Un contre cinq, si tu deviens notre allié, rétorqua Woo-dian.

— Et comment faire autrement ? Nous avons échangé nos sangs. Nous sommes liés désormais. Et puis je n’ai jamais aimé Ophius et sa volonté de domination. Si j’avais pu savoir avant ce qu’était l’Atlantide, je crois que je vous aurais rejoints plus tôt. Cependant je crains que vous n’ayez pas une vision lucide de la population de ce monde. Ce que j’ai appris sur les hommes m’amène à penser que les Serpents n’ont pas forcément tort. Ils ont compris que les humains avaient encore beaucoup de progrès à faire. Mais je désapprouve leurs projets. Je suis contre l’amélioration de l’espèce par la génétique. Après en avoir bavardé avec Woodian, je me suis rangé à vos idées : chaque homme a le droit de vivre selon son choix.

« Toutefois, vous avez vous aussi commis une grave erreur. Vous avez idéalisé l’être humain. Mais il reste encore trop proche de l’animal, malgré la conscience dont il est doté. Il faudra que les hommes fassent leurs propres expériences avant de découvrir la réalité de l’Amour universel, cette vérité que vous avez voulu leur enseigner avant même qu’ils ne l’aient découverte par eux-mêmes au travers des souffrances de l’évolution. Et cela demandera du temps, beaucoup de temps.

Il se tut un moment, puis ajouta :

— Les humains sont encore des enfants. Vous les avez traités comme des adultes en leur offrant un ensemble de connaissances qu’ils n’ont pas appris à maîtriser seuls. De plus, vous avez limité le champ de ces connaissances. Je pense pour ma part qu’ils ont besoin de connaître l’échec. Vous avez beau jeu de dire à un enfant que le feu est dangereux. Tant qu’il n’aura pas plongé sa main dans les flammes, il ignorera ce qu’est la douleur. Et il ne vous croira pas. Jusqu’au moment où il se brûlera. Mais il faut qu’il se brûle pour savoir.

« Ainsi les Poséidoniens sont prêts à combattre. Mais ils ignorent ce qu’est la guerre. Ils vont l’apprendre. Ils apprendront la souffrance, et le goût amer de la victoire ou de la défaite. Car elles se ressemblent. Elles ne sont bénéfiques que si l’on en tire un enseignement. Or la défaite entraîne toujours une volonté de revanche, donc de nouvelles batailles. Et il faudra encore de nombreuses leçons de ce genre avant que les hommes n’apprennent le vrai sens de leur vie.

« Avec l’apparition de ces Géants qui veulent se faire passer pour des dieux, je perçois l’avènement de la pire des déformations de l’esprit humain : le besoin de croire à des dieux qui leur seraient supérieurs, et à qui ils voueront une adoration totale et exclusive. Une passion qui engendrera le plus monstrueux des fléaux : le fanatisme !

Les quatre Titans se turent. Les paroles d’Athor sonnaient terriblement juste. Pendant six mille ans, ils avaient voulu faire du monde un paradis où les hommes vivraient heureux. Ils avaient réussi, jusqu’à l’apparition de ces nouveaux dieux, qui n’étaient que les cristallisations du besoin de l’humanité de se prendre en charge elle-même, de se lancer dans des expériences qui engendreraient des larmes et du sang, mais qui représentaient des étapes nécessaires de son évolution.

Astyan prit la parole.

— Tes mots sont effrayants, Athor. Mais je crois qu’ils sont vrais. Cependant il faudrait que jamais les hommes n’oublient qu’il a existé un âge d’or où l’Amour absolu a régné sur le monde. Même si nous sommes vainqueurs, les humains se dirigent désormais vers leur adolescence, vers l’âge des expériences. Un chaos qui risque de durer bien longtemps. Les dieux fassent qu’ils n’effacent pas de leur mémoire la lumière qui a illuminé ces six mille années d’enfance, où la paix a régné sur le monde !

— Seuls les sages savent préserver l’innocence et les rêves de leur enfance, répondit Athor. Les humains en sont-ils capables ? Seul l’avenir le dira. Je crains qu’il ne s’agisse d’un avenir bien lointain. Cependant je crois sincèrement que votre action leur aura donné une idée de ce que le monde peut devenir s’ils savent se souvenir de cet âge d’or. Leur sort repose désormais entre leurs mains.

La nuit suivante, Astyan et Anéa tentèrent, en vain, d’entrer en contact avec Kronos et Rhéa. Les deux Titans paraissaient s’être évanouis dans le néant. Épuisés, ils voulurent alors prendre un peu de repos dans leur chambre du palais des Orchidées. Mais Maïa et Schoenée réclamaient leur présence. Bien que l’on ait tenté de les tenir à l’écart de l’agitation qui s’était emparée de la cité, elles sentaient bien que quelque chose d’anormal se tramait. Anéa eut toutes les peines du monde à les rassurer.

 

Plus tard, lorsqu’ils se retrouvèrent enfin seuls, Anéa se blottit contre Astyan et déclara :

— Écoute, je sais que ce n’est peut-être pas le moment, mais j’ai une nouvelle à t’annoncer.

Il se redressa et la contempla, stupéfait. Il avait déjà lu la réponse en elle, une réponse si inattendue qu’il en demeura sans voix. Anéa éclata de rire devant sa mine étonnée.

— À présent nous n’avons plus le choix ! Nous devons vaincre, pour permettre à ton futur fils de connaître la joie d’un monde sans violence.

Astyan la serra dans ses bras avec force. Au cœur de ces bouleversements terrifiants, la naissance de cet enfant était un signe bénéfique.

— Quand doit-il naître ?

— Dans sept mois.

Elle eut un sourire éclatant, plein de sous-entendus.

— Je me souviens encore d’une certaine nuit, juste après notre retour de Thartesse.

Il se renversa en arrière sur le lit et l’attira contre lui.

— Je me rappelle. J’avais passé la journée à entraîner mes Braves. L’un des seuls jours où il a fait ces derniers temps un soleil magnifique.

— Alors il aura le soleil pour emblème, murmura la jeune femme.

— Comment désires-tu l’appeler ?

Elle ne répondit pas immédiatement. Tout à coup son sourire se figea et elle s’assit sur le lit, tandis que ses yeux se troublaient.

— Je… je le vois. Il s’appellera… Horus. Et il sera de la même race que Pléionée. Un fils de Titan, doté de pouvoirs surnaturels.

Intrigué, Astyan lui prit les mains.

— Que vois-tu encore ?

— C’est étrange. Il sera un grand seigneur parmi les humains. Un dieu, lui aussi. Il fondera un empire. Et pourtant…

— Pourtant ?

— Tout se trouble. Comme le voile d’une longue nuit qui se prépare. Une très longue nuit.

Elle respira profondément. Des larmes perlèrent au coin de ses paupières sous l’emprise de l’émotion.

— Je ne comprends pas. Je le vois naître, mais il ne régnera pas avant… très longtemps.

Tout à coup, elle se jeta dans les bras de son compagnon.

— Je ne peux pas voir distinctement l’avenir. Ou plutôt, je pressens des bouleversements qui dépassent l’entendement. Comme si Gaïa elle-même changeait de visage !

Elle éclata en sanglots. Astyan lui caressa les cheveux avec tendresse. Peu à peu une idée s’imposa de nouveau à lui. Une idée terrible, selon laquelle les dieux eux-mêmes ne pouvaient lutter contre la puissance inéluctable du Destin.

 

Allongé au côté de Fraïa, Woodian ne parvenait pas à trouver le sommeil. La même obsession le hantait. Les dieux ne pouvaient vaincre la Destinée, cette puissance irrésistible qui menait l’univers tout entier. Les Titans, sous l’égide des divinités venues d’ailleurs, avaient tenté de détourner le cours normal de l’évolution humaine. Le but était louable et généreux. Mais les hommes devaient connaître le chaos avant – peut-être – de parvenir à un état supérieur. Les paroles angoissantes d’Athor résonnaient encore en lui. Il ne parvenait pas à chasser le désespoir qui l’avait envahi depuis quelques jours. Un désespoir qui se doublait d’un pessimisme qu’il n’avait jamais éprouvé jusqu’à présent. L’humanité était-elle condamnée à courir vers sa perte ? Vers une longue, une très longue période de souffrance ?

Peut-être, au bout de cette époque de malheur et de tourments, existait-il une lueur d’espoir. Mais il était certain à présent que ce jour n’arriverait pas avant très longtemps, et que les Titans, les demi-dieux qui avaient régné sur une Atlantide dont ils avaient fait un paradis, ne seraient plus là pour le voir. Sans doute n’avaient-ils pas leur place dans ce monde…

Alors il ne leur restait plus qu’une seule solution : se battre, lutter avec courage contre l’ennemi, même si celui-ci devait finir par triompher.[11]

 

En pleine nuit, un cri réveilla Anéa. Elle reconnut aussitôt la voix de sa plus petite fille. Elle se précipita dans sa chambre, suivie par Astyan. La fillette était assise sur son lit, les yeux grands ouverts. Elle tremblait de tous ses membres. En apercevant sa mère, elle se mit à pleurer.

— Maman ! Le serpent est revenu. Il est là, tout proche. C’est horrible. Il a sept têtes, et son corps est surmonté de dix cornes. Des cornes qui ressemblent à des hommes, mais ce ne sont pas des hommes, ce sont des démons, avec chacun une couronne sur la tête. Ils viennent pour nous tuer !

— Ne crains rien, ma chérie, ce n’est qu’un cauchemar.

— Non, répliqua la petite. Ils seront là demain. Demain !

Elle ajouta en hoquetant :

— Et j’ai vu… j’ai vu beaucoup d’hommes qui mouraient, du feu, du sang, des monstres, des gens qui pleuraient…

Impressionnée, sa grande sœur, Schoenée, s’approcha, les yeux brillants, et s’adressa à ses parents.

— Dites, vous n’allez pas mourir, vous aussi ?

À cet instant Astyan comprit que, avec la merveilleuse intuition dont sont dotés les enfants, les fillettes savaient déjà que nombre d’autres Titans avaient péri sous les coups des Serpents. Il prit sa fille aînée contre lui.

— Non ! Nous allons combattre. Et je te jure que nous allons détruire cette bête maudite.

L’enfant fixa longuement son père. Puis elle déclara :

— Il faut le tuer. Parce que sinon, nous allons tous mourir.

 

Le lendemain à l’aube, Astyan et Anéa se rendirent au sommet de la Forteresse. Comme si les éléments avaient désiré se joindre à l’ultime affrontement qui se préparait, une cohorte de lourds nuages sombres s’amoncelaient vers l’ouest.

Soudain l’horizon sembla changer de couleur en quelques instants. La ligne bleue, déjà tachée de gris par la tempête future, se chargea d’une multitude de points noirs. Astyan et Anéa projetèrent aussitôt leurs esprits vers l’ennemi.

Sept flottes convergeaient vers Poséidonia, en provenance de l’orient, du sud et de l’occident. Sept escadres puissantes, dirigées par dix demi-dieux, ces Géants qui avaient juré la perte de l’Atlantide. À leur tête, ils devinèrent la présence d’Ophius et d’Ashertari. Derrière venaient Khali, Baâl et Moloch, Eris, Taenghu. Par l’ouest arrivait celle que l’on avait surnommée la Déesse des immondices, Tlazol la maudite, accompagnée de Lokhar et de Fétida.

Ainsi la vision de la petite Maïa se vérifiait. Le Serpent était bien là, hurlant de ses sept têtes, sept flottes portant une nombreuse année d’invasion, sept têtes surmontées des dix cornes couronnées. Dix Géants dotés de pouvoirs équivalents à ceux des Titans. Des Titans qui n’étaient plus que cinq, si l’on comptait Athor.

L'Archipel Du Soleil
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